Pour en savoir plus, voir le site web de Stéphanie Hochet.
This is England traite, comme votre roman Je ne connais pas ma force,
d’un adolescent qui adhère, un temps, à l’idéologie d’extrême droite.
Cette coïncidence thématique entre votre livre et ce film sortis
quasiment en même temps, cette circulation des idées, est-elle agaçante
ou réconfortante pour un écrivain ? Dans ce cas, se sent-on dépossédé
de son sujet ou conforté dans l’idée qu’il est d’actualité ?
Je
n’ai jamais été inquiétée par la proximité des sujets traités par les
autres artistes. D’ailleurs, il n’existe peut-être pas tant de sujets
au fond, et tout le monde va se servir à ces sources. Ce qui est
important ce sont les manières de les aborder. Tant mieux si chacun
capte et retranscrit quelque chose de son époque. C’est la diversité
des points de vue qui est intéressante. Les questions traversent notre
époque comme les virus voyagent dans l’air. Shane Meadows, le
réalisateur de This is England, a été sensible à la question
des dérives de la jeunesse (d’abord la sienne), à l’embrigadement, et
c’est un thème que j’aborde aussi dans Je ne connais pas ma force.
La différence principale entre le film et mon livre, c’est que Karl
Vogel, mon personnage, n’est pas un « suiviste », c’est un doctrinaire,
il crée ses théories à partir de sa propre perception de l’Histoire.
J’avais quasiment terminé d’écrire mon roman quand le livre de Jonathan
Littel est sorti ; là aussi on peut dégager des thèmes communs, la
fascination pour le nazisme traitée du point de vue du « bourreau »
(mon personnage ne passe pas à l’acte, mais de justesse), la question
du choix devant le mal, l’importance du terreau familial qui amène le
personnage à préférer l’enfermement idéologique, la ratiocination
doctrinale, ce cadre étroit qui lui permet de lutter contre son
sentiment d’infériorité, les ratages de son passé. Je me suis réjouie
de l’accueil que la critique a réservé à ce roman, audacieux dans sa
thématique, fort et nécessaire. J’ai aussi pensé que puisque la brèche
était ouverte mon livre allait paraître sous les meilleurs auspices.
Le réalisateur Shane
Meadows a largement communiqué sur l’aspect autobiographique de son
film ; à l’inverse, vous vous êtes appuyée sur un cas de
pedo-psychiatrie. Qu’y a-t-il de personnel dans l’histoire de Karl
Vogel, votre personnage ? Quels débordements de votre propre
adolescence avez-vous voulu transposer dans cette histoire? Par
ailleurs, avez-vous eu le sentiment que le réalisateur touchait des
points sensibles que vous ne pouviez percevoir, n’ayant pas expérimenté
ce genre de dérive ? Au contraire, avez-vous eu confirmation de vos
intuitions d’écrivain ?
Karl
Vogel, comme certains personnages de mes précédents romans, me
ressemble jusqu’à un certain point, mais il a franchi une frontière que
je n’ai fait que contourner. Il incarne des possibilités que je n’ai
pas réalisées. Qu’a-t-il expérimenté dans sa chambre d’hôpital qui se
rapproche de ce que j’ai connu ? Les expériences excessives de
l’adolescence : la solitude, la douleur, la flagornerie, la jouissance,
le mépris, etc. Tout ce qui frappe l’être humain à cet âge et le
construit. Il en retire une volonté d’indépendance qui sonne comme la
conclusion paradoxale de ses arguties. Je me reconnais là, ainsi que je
reconnais mon dégoût pour la pitié, la forme laide de la compassion. Je
sais aussi ce que signifie grandir dans un environnement politisé, la
façon dont on « récite » facilement ce qu’on a entendu depuis des
années, ces leitmotivs qui créent des liens avec le reste du clan, et
comme il est violent de s’en extraire. Je n’ai jamais connu le genre
d’expériences qui marquent Shaun Field, le jeune héros de This is England :
je n’ai jamais appartenu à un groupe, qu’il soit politique ou pas
(d’ailleurs Karl méprise le grégarisme et je partage son avis), mais
peut-être que dans certains moments de faiblesses, je me serais laissée
pervertir, qui sait ? Je n’ai pas la prétention de me dire que j’aurais
eu la force de résister à ce qui me choque aujourd’hui. Shaun,
le héros de Meadows, se désolidarise du mouvement nationaliste au
moment où il assiste à une bastonnade d’une violence écoeurante, pas
avant.
L’œuvre
de Shane Meadows s’inscrit dans le cinéma de type « réaliste » à la Ken
Loach, il rapporte une expérience difficile qu’il puise dans un
contexte social. Ma démarche est différente puisque j’ai tenu à
extraire mon personnage de son environnement familial, je l’ai
« interné » dans un lieu mixte où évoluent toutes sortes de gens
(malades ou pas, médecins, jeunes et vieux, riches et pauvres etc.).
Par ailleurs, si la trame du roman m’a été inspirée par un manuel de
pédopsychiatrie, l’histoire telle que je la raconte est traversée par
toute une gamme de fantasmes, fruits des délires du héros. J’étais plus
intéressée par les raisonnements qui amenaient Karl à l’action, que par
l’action elle-même. On pourrait donc dire que ma démarche est l’inverse
de celle du réalisateur.
Le film se penche sur le racisme ordinaire dans un contexte social
précis, de misère financière et morale. Vous avez vécu à Glasgow dans
les années 80, vous avez été témoin de ce genre de scènes, est-ce que
peu ou prou des images de cette période de votre vie ont nourri votre
roman ?
J’ai
rencontré des gens ouvertement racistes et une forme de misère sociale
différente de la nôtre, cela me rend sûrement sensible à certains
thèmes. Cette expérience n’a pas nourri mon roman, c’est moi qu’elle a
transformée – la « transformation » est du reste un sujet que je trouve
fascinant qu’elle soit mentale ou physique, je l’aborde dans d’autres
de mes romans. La lecture d’Orange Mécanique de Burgess m’aura
tout autant marquée : le goût de la rébellion et la violence du jeune
Alex était sûrement en toile de fond dans mon inconscient quand
j’écrivais. Karl est obsédé par la musique de Wagner qui semble le
pousser à agir, à détruire, tout comme Alex était « porté » par
Beethoven.
Votre personnage est, pour sa part, indifférent au monde qui l’entoure.
Il rejette la communauté adolescente et la famille. Il est solitaire,
imaginatif et mutique. Karl a quinze ans, il a une tumeur. Pourtant
vous souhaitiez qu’il n’inspire aucune compassion au lecteur. Lui-même
rejetant toute forme de pitié pour s’en sortir.
Est-il l’exact opposé du héros de This is England ?
Shaun
Field est un être fragilisé par la mort récente de son père durant la
guerre des Malouines, il est malmené à l’école par des élèves plus âgés
que lui. Mon personnage se sent anéanti par l’absence de regard
paternel, il est faible et plein de ressentiment envers son frère qui
semble incarner les valeurs idéalisées dans sa famille. A priori, voilà
quelques points communs de départ. Et puis, la violence de certaines
idées les séduit, l’un et l’autre versent dans l’idéologie d’extrême
droite avec conviction. Pourtant Karl est très différent de Shaun.
Comme je le disais plus haut, Karl est un doctrinaire, il a entendu
parler d’idéologie politique (d’extrême gauche) toute son enfance, il
s’est passionné pour les grands conflits mondiaux, c’est un féru
d’Histoire. Il est le personnage mentalement actif par excellence. A
défaut de se défendre physiquement – rappelons qu’il est cloué sur son
lit d’hôpital, souffreteux et amaigri –, il organise son système de
pensée. Il a une véritable influence sur les autres adolescents de son
entourage, il convainc, séduit, exclut, et sort de sa maladie grâce à
l’activité de son cerveau, aussi pestilentielle soit elle. S’il
pratique une forme de haine de soi, c’est de la haine de son passé
qu’il s’agit – il tente de chasser loin de lui l’être en demande qu’il
a été, sans pourtant y parvenir vraiment. Il fuit la pitié dans
laquelle il perçoit un danger : celui de l’affaiblissement total et, à
terme, de la mort.
Votre
personnage ne s’appuie pas vraiment sur une idéologie, en tout cas il
la réadapte à sa situation – un adolescent gravement malade,
hospitalisé, qui veut dominer son corps en passant par la manipulation
de ceux qui l’entourent, la sélection des faibles et des forts, etc. –,
et se forge une théorie qui lui est propre. On ignore même si sa thèse
du surhomme est un pur fantasme ou un vrai programme de nuisance. Cette
singularité de Karl Vogel, le fait qu’il n’est pas un produit de la
société mais entièrement responsable de sa pensée, ne le rend-il pas à
la fois plus universel et parfaitement odieux ? Pensez-vous que le
lecteur puisse être embarrassé par une impossible identification à ce
personnage ?
L’idée
de départ était de créer un personnage qui « réinvente » le fascisme,
et le pratique à sa manière. Je comprends que cette idée soit
inconfortable, puisqu’elle sous-entend que les préjugés d’exclusion
peuvent s’appliquer à n’importe qui : les boucs émissaires
changeraient, mais la petite mécanique de la mise à l’écart serait
toujours la même. J’irais même plus loin : on peut voir en Karl Vogel
un fasciste de gauche, indifférent à la question des races, mais
solidement déterminé à édicter des principes qui iront contre le genre
humain dans son ensemble – j’ai mis l’expression « sociaux traîtres »
dans sa bouche – et le hisseront au rang des grands idéologues.Il
s’appuie sur les références au Führer (haine du faible, obsession des
valeurs viriles) mais s’entiche de son infirmière sénégalaise… Il est
en effet à la portée de tout le monde de fonctionner comme lui, d’adopter ce style de pensée, c’est en cela que Karl Vogel touche peut-être un atome d’universalité.
Les
deux personnages, celui du film et celui du roman, sont des repentis,
si j’ose dire. C’est implicite dans le film, explicite dans Je ne
connais pas me force, bien que vous ne précisiez pas comment Karl est
sorti de ce trou noir. Vous vouliez donc écrire sur un passage à vide,
une parenthèse sulfureuse dans la vie d’un individu lambda. Pourtant, à
vous lire, on a le sentiment que Karl Vogel ne sera jamais aussi
raisonneur, intense, intéressant que durant cette période. N’est-ce pas
un peu ambigu ?
Voilà
le paradoxe. C’est au pied du mur qu’il déploie ses possibilités. La
tumeur au cerveau est presque un élément symbolique, la tache noire, le
nid de la névrose.
Avez-vous conçu cette fin réconfortante : Karl Vogel réchappant de sa
tumeur au cerveau et de cette idéologie malfaisante, pour rendre
l’histoire plus supportable ? Afin, en quelque sorte, d’épargner la
sensibilité du lecteur ?
Je
ne cherche jamais à épargner le lecteur, ce n’est pas ma conception de
la littérature. J’ai voulu qu’il soit question d’une époque de la vie
de mon héros car je crois vraiment que nous passons par des phases dont
nous tirons parti, aussi obscures soient-elles, et qu’au final, ces
périodes ne nous ressemblent plus. Je ne suis pas une fervente des histoires qui finissent bien, je suis même plutôt tentée par le pessimisme.
A votre avis, pourquoi, votre roman et le film de Shane Meadows, finissent au bord de la mer ?
Il faut peut-être y voir une allusion au sentiment océanique dont parle Koestler dans Le zéro et l’infini. Karl et Shaun se débarrasseraient ainsi de l’angoisse qui étreint les sociétés occidentales.
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