
1/ Comment vous sont venus le goût du livre et de l’édition ? Enfant, vous rêviez-vous grand écrivain ? Quels sont les émois littéraires qui vous ont façonnés et conduit vers cette profession?
Je suis né et ai grandi jusqu’à l’âge de quatorze ans dans ce qu’on appelle aujourd’hui le « 9-3 », à Livry-Gargan, entre les vestiges de la forêt de Bondy qui couvraient Montfermeil et Clichy sous Bois, et le canal de l’Ourcq où l’on pêchait encore du gardon, de l’ablette et même des écrevisses. C’était une banlieue semi-rurale : la commune abritait deux fermes, dont celle du champion cycliste Antonin Magne, des chèvres broutaient sur les trottoirs et on ne comptait pas les élevages privatifs de lapins dont un préposé rachetait les peaux pour quelques piécettes. Aucun des loisirs que connaissent les jeunes d’aujourd’hui, hormis le film du samedi soir au Vox ou au Livry-Ciné, et des escapades dans les carrières de gypse de Poliet et Chausson. Autant dire que lire n’a alors rien d’une corvée ni d’une purge, comme on voit trop souvent chez certains enfants, mais révèle un plaisir et un appétit tels que les parents éprouvent le besoin de le réfréner : « On ne lit pas à table ! »
La maison n’héberge pas de bibliothèque. On lit dans le journal un feuilleton qu’on découpe quotidiennement et dont on broche les épisodes avec une ficelle. Mon grand-père paternel m’offre quelques merveilles datant de sa propre enfance : des fascicules reliés et illustrés, aventures coloniales d’Arnould Galopin, Le Petit Chasseur de fauves ou Le Petit Parachutiste, où un adolescent escorté par un vieux botaniste (tantôt M.Batifol, tantôt M.Brindavoine), parcourt l’AOF et l’AEF et y connaît toutes les tribulations imaginables : ce sont les ancêtres des page-turners américains dont on fait grand cas aujourd’hui. A côté de cela, étant très bon élève, je reçois chaque année, comme prix d’honneur ou d’excellence, une pile de classiques : des Misérables et des Travailleurs de la mer de Hugo au Joseph Balsamo et aux Trois Mousquetaires de Dumas, sans oublier les Chevauchées de Lagardère de Paul Féval et les Pardaillan de Michel Zévaco.
Entre douze et quatorze ans, sous l’influence d’admirables professeurs de collège, je fais le pari d’atteindre en composition française des notes aussi élevées qu’on peut en obtenir dans des disciplines exactes comme l’algèbre ou la géométrie. Je versifie mes rédactions. Chez moi, je tue le temps en recopiant dans des cahiers des volumes entiers de poésie : La Légende des siècles et Les Contemplations y passent. Aussi bizarre que cela puisse paraître, je reconstitue ainsi des manuscrits d’œuvres imprimées. Par ailleurs, le responsable national de l’UFOLEA, branche de la Ligue de l’enseignement chargée de promouvoir le théâtre amateur, habite à deux pas de chez moi. Il crée une troupe communale et je me retrouve à quatorze ans à peine à jouer Perdican dans On ne badine pas avec l’amour, de Musset.
Une fois admis à l’école normale d’instituteurs de Versailles, j’ai continué dans cette voie, à l’intérieur de l’école (avec La Jarre de Pirandello) ou au cours de stages de l’UFOLEA (avec La Tempête de Shakespeare). Un de nos professeurs nous a même fait jouer, mon ami et condisciple Stélio Farandjis et moi, des scènes du Misanthrope devant une sociétaire de la Comédie française, Claire Nobis, pour décider si nous n’étions pas faits pour les « planches » plutôt que pour l’estrade du maître d’école. Il est vrai qu’il n’y a pas si grande distance des unes à l’autre…
Bien entendu, à cet âge, j’avais déjà noirci du papier : poèmes, esquisses de récits. L’un de ceux-ci, écrit à dix-huit ans, intitulé La Majorité (elle était encore officiellement à vingt-et-un ans), me paraît assez abouti pour être soumis à un éditeur. On est en 1957, René Julliard fait de la publicité pour le Bonjour tristesse de Françoise Sagan et les jeunes éditions du Seuil publient pour leur collection de débutants, « Ėcrire », que dirige l’écrivain Jean Cayrol, un court texte, Le Défi, d’un jeune Bordelais, Philippe Sollers, aussitôt salué par François Mauriac et Louis Aragon. J’adresse mon manuscrit aux deux. Julliard ne répond pas, Cayrol me convoque. Il me convainc de remiser mes pages et de me mettre à la rédaction d’un pamphlet, Le Plat du jour, dans le goût des angry young men qui font fureur à l’époque en Grande-Bretagne, et qui sera publié en 1959.
Entre temps, j’enseigne dans l’école que j’ai fréquentée élève, Cayrol m’a demandé de faire des rapports de lecture sur les manuscrits qu’il reçoit. Je commence à faire des petits boulots d’édition comme le rewriting d’un ouvrage de Georges Suffert pour le Club Jean Moulin, ou la révision de la traduction d’un romancier catholique japonais, Endo Shusaku.
2/ Vous avez publié en 1979 un roman, La Nuit zoologique, salué par la critique et couronné par le prix Médicis. Pourquoi avoir cessé d’écrire ? considérez-vous qu’il y a une incompatibilité à être à la fois auteur et éditeur ?
Mais peut-être avez-vous continué d’écrire… Publierez-vous une fois que vous ne serez plus éditeur ? D’ailleurs, envisagez-vous votre vie sans l’édition ?
Entre 1959 et 1965, outre l’enseignement, deux ans de service militaire dont quelques mois avec Michel Winock au service cinématographique des armées du fort d’Ivry, les lectures de manuscrits pour le Seuil, quelques traductions de l’anglais pour arrondir les fins de mois, deux romans publiés et qui décrochent bourse Del Duca et prix Fénéon, quatre courts métrages et un long métrage tournés en co-réalisation avec Jean Cayrol et qui me mettent au contact d’un nouveau milieu, celui des réalisateurs comme Chris Marker, Alain Resnais, Agnès Varda, et d’acteurs comme Suzanne Flon, Laurent Terzieff, Daniel Sorano, Michel Piccoli, Emmanuelle Riva, je collabore pendant plus d’un an aux Lettres françaises, ce qui me vaut d’entendre Aragon déclamer son Fou d’Elsa en tête à tête, mais surtout d’admirer son exceptionnelle générosité : quel écrivain de sa stature consacrerait aujourd’hui une pleine page de journal à saluer de jeunes écrivains parfaitement inconnus après les avoir lus, ce qui s’appelle lus ?
En avril 1965, Paul Flamand, co-fondateur du Seuil, me propose d’entrer à plein temps au 27 rue Jacob, à la fois pour succéder à Jean Cayrol à la direction d’ « Ėcrire », pour remplacer Michel Chodkiewicz, parti diriger une revue scientifique, Atomes (la future Recherche), et m’occuper des littératures slaves et hispaniques, suppléer partiellement Monique Nathan dans le domaine anglo-saxon et bientôt m’occuper de la collection Combats créée à mon initiative en janvier 1968. Je trouve encore le temps d’écrire les trois-quarts d’un roman qui reste inachevé et que je ne reprendrai que dix ans plus tard sous le titre La Nuit zoologique.
En 1978, je viens en effet de quitter le Seuil dont les cofondateurs, Paul Flamand et Jean Bardet, ont annoncé leur propre départ à la retraite. Je viens d’entrer chez Grasset comme directeur général adjoint. Bernard Privat, qui dirige la maison de la rue des Saints-Pères, demande à lire mon manuscrit interrompu et m’exhorte à l’achever. J’hésite. Si j’obtempère, c’est déjà plus comme éditeur que comme écrivain : je vois là une façon de m’intégrer mieux à une maison dont la production littéraire française est alors plus rayonnante que celle du Seuil, et de me « légitimer » auprès d’auteurs de poids comme Edmonde Charles-Roux, Hervé Bazin, François Nourissier, Françoise Mallet-Joris, Jules Roy, Lucien Bodard… que je suis conduit à fréquenter. Mais sans doute ai-je été formé depuis mon plus jeune âge à penser qu’il faut faire dans la vie ce en quoi on peut espérer - je dis bien espérer - devenir un jour le meilleur. À défaut d’être Balzac, Proust, Rimbaud ou Valéry, il n’avait pas été hors de ma portée d’être déjà, vers mes trente ans, l’éditeur de García Márquez et de Soljénitsyne. À tort ou à raison, j’ai estimé que c’était ma voie.
Pour autant, je n’ai jamais éprouvé de sentiment de frustration. La traduction, les lettres adressées aux auteurs, çà et là des articles, des allocutions, des prières d’insérer : tout est occasion d’écrire dans ce métier. Seul interdit, pour ma part : la publication. Je respecte et comprends ceux de mes confrères qui, souvent avec talent, troquent notre relatif et souhaitable anonymat pour la mise en valeur de l’auteur promu. Pour moi, il y a incompatibilité statutaire. Est-ce à dire qu’éditer m’intéressant moins ou plus du tout, je reviendrai un jour à l’écriture ? Je crains fort que ce jour là, quand il adviendra, je ne sois plus bon à grand chose.
3/ Vous dirigez une grosse maison et pourtant vous suivez des auteurs en direct. Comment concevez-vous votre rôle d’éditeur ?
Qu’est-ce qui fait pour vous la qualité d’un texte littéraire ? Qu’attendez-vous d’un manuscrit ?
Si j’avais à choisir entre les fonctions de directeur littéraire (editor, disent les Anglo-saxons), et celle d’éditeur (publisher, disent les mêmes), il est évident que pour rien au monde je ne renoncerais aux premières. L’avantage de cumuler les unes et les autres, c’est que je n’ai à demander la permission à personne lorsque je dois décider de la signature et des conditions d’un contrat. Mon comité de lecture est réduit à sa plus simple expression et mon temps de réaction et de décision est le plus court qui soit.
Mais le rôle d’un patron de maison ne consiste pas seulement à signer des chèques et des contrats. C’est un architecte d’entreprise. Il lui revient de créer, avec les collaborateurs qu’il recrute, forme et anime, l’environnement le plus accueillant pour les auteurs, le plus performant dans la fabrication et la défense de leurs ouvrages, le plus favorable à l’afflux de nouveaux projets. Rien ne me scandalise plus que l’attitude – pas si rare, hélas ! – consistant à traiter un auteur comme un importun.
Quiconque a eu dans ce métier l’occasion de décacheter une enveloppe de papier kraft contenant un manuscrit, de lire en diagonale la lettre d’envoi plus ou moins conventionnelle ou gauchement aguichante, de se jeter sur la première page, a pu ressentir au moins une fois ce frémissement devant ce qui s’annonce comme une œuvre singulière et réussie, espoir tempéré par l’angoisse que les pages suivantes ne viennent ruiner l’impression liminaire.
Ce qui frappe et retient d’emblée, c’est la voix, ce que les amateurs de jazz appellent le sound, ces accents, cette tessiture, ce timbre, ce tempo qui feront qu’ultérieurement on pourra mettre un nom sur n’importe quelle page de cet auteur qui nous tombera sous les yeux. Mais pour qu’il y ait création, il faut encore autre chose ; je ne cesse de citer à ce propos la belle définition que Michel Serres donne de l’auteur en rappelant l’étymologie du mot, dérivant du verbe latin qui signifie « augmenter » (autare) : l’auteur est celui qui « augmente » le monde en y ajoutant ce qui n’existait pas avant lui, donc préalablement à l’apport de son œuvre.
4/ Vous gérez les droits mondiaux d’Alexandre Soljénitsyne depuis 1974. Et vous avez annoncé en mars 2007 que 99 % de l’œuvre traduite en français était désormais éditée par Fayard. Si je comprends bien, en plus d’en être l’éditeur, vous en êtes l’agent. Comment cela s’organise-t-il entre Fayard, l’auteur et vous ?
Plus généralement, il semblerait que les éditeurs français rechignent à travailler avec des agents littéraires, préférant le contact direct avec les auteurs. Comment expliquez-vous cet état d’esprit ? Pensez-vous qu’un système à l’américaine serait plus bénéfique aux éditeurs et aux auteurs ?
Quand Alexandre Soljénitsyne est banni de son pays en 1974 et qu’il s’installe provisoirement à Zurich, il a besoin de substituer à l’avocat suisse qui s’occupait des ses affaires éditoriales, Maître Heeb, un professionnel. C’est ainsi que je suis amené, dans le cadre du Seuil, à m’occuper de la gestion des droits mondiaux de son œuvre. Lorsque je quitte le Seuil en 1978, Soljénitsyne souhaite poursuivre cette collaboration avec moi. Une fois installé chez Fayard, il y a plus d’un quart de siècle, j’ai deux ambitions : publier l’œuvre complète du prix Nobel russe et installer la gestion de ses droits chez Fayard où elle pourra bénéficier d’une logistique que ne possède pas un particulier. Aujourd’hui, les œuvres qui étaient dispersées en langue française entre Laffont, Julliard, le Seuil et Fayard sont regroupées et la gestion des droits mondiaux s’effectue sous ma direction, non pas au titre d’agent travaillant pour son propre compte, mais en tant que P-DG. Soljénitsyne n’est d’ailleurs pas le seul auteur étranger dont Fayard gère les droits mondiaux : c’est le cas d’Ismail Kadaré, de Danilo Kiŝ, de Reza Baraheni et d’un certain nombre d’autres auteurs russes comme Mark Kharitonov ou Mikhaïl Chichkine.
Si nous nous sentons légitimement les mieux à même de défendre ces œuvres sur le plan international, c’est que notre travail consiste au premier chef à veiller à la qualité de leur édition, surtout s’agissant d’écrits qui ont souvent été mutilés au fil des ans par la censure ou le piratage, et qui requièrent un travail de restauration, comme on le dit de tableaux abîmés. Cela implique une connaissance intime de ces œuvres, une étroite concertation littéraire avec leurs auteurs ou ayants droit, toutes démarches qui ne sont pas forcément la vocation ou la caractéristique principales des agents à l’américaine ou des agents français travaillant à l’américaine, qui ne sont le plus souvent attachés qu’à l’aspect contractuel et financier, lequel demande évidemment moins de temps et est donc plus rémunérateur.
5/ D’aucuns stigmatisent la taille de certains éditeurs au détriments des « petits » et « indépendants ». N’est-ce pas là un combat d’arrière-garde ?
C’est un phénomène assez répandu que des gens travaillant dans un type de maisons d’édition, puis dans un autre, voire un autre encore, trouvent de bons arguments pour justifier leurs migrations et estiment supérieur en tout point le site qui les héberge et l’employeur qui les rémunère. Dans cette fausse querelle, je m’en tiendrai à six observations :
a) petits ou grands, filiales de groupes ou isolés, tous les éditeurs dépendent directement ou indirectement de banques pour leur trésorerie ;
b) des « indépendants » sont devenus des groupes ou se comportent comme tels vis-à-vis de leurs filiales ; ils ne s’affichent jamais comme des « groupes indépendants » ;
c) des marques illustres et parfois plus que centenaires auraient déjà disparu si elles avaient été laissées à elles-mêmes plutôt que d’être intégrées à des groupes qui ont assuré leur survie malgré des années et des années de pertes ;
d) une certaine division du travail à l’intérieur des groupes permet souvent à leurs filiales de se consacrer à cent pour cent à la production de nouveautés, ce qui n’est pas souvent le cas des gros « indépendants » ;
e) il a été démontré que l’inflation de la production que certains professionnels stigmatisent (ce n’est pas mon cas) est plutôt le fait des « petits » que des « gros » ;
f) il y a des petits mauvais, des gros bons, des indépendants pleutres et bas de gamme, des filiales de groupe incorrectes et non asservies.
6/ D’année en année on entend dire que le secteur de l’édition se porte de plus en plus mal, et alors même que paraissent de plus en plus de livres (2622 éditeurs en 1997 pour 4032 en 2006 / 27 224 nouveautés publiées en 1996 pour 57 728 en 2006) les ventes reculeraient. Les explications à la « crise » ne manquent pas : baisse du lectorat, féminisation du lectorat, concurrence des autres médias... Mais pour vous, y a-t-il crise, et, si oui, pourquoi ?
En bientôt un demi-siècle de fréquentation de ce métier, j’ai toujours entendu parler de crise. En somme, la crise est l’état normal des choses ! Or il n’y a pas recul significatif du chiffre d’affaires de l’édition. S’il y a multiplication du nombre de nouveautés et diminution du nombre des ventes moyennes au titre, il faut préciser que la baisse relative des coûts de fabrication est une incitation à publier des titres à plus faible tirage et que ce n’est pas forcément signe d’une moindre exigence de qualité.
Certaines observations que vous relevez sont justes : on vit et donc on lit plus vieux, tandis que le public jeune est sollicité par de nombreux loisirs concurrents. Mais c’est le livre pour la jeunesse qui connaît aujourd’hui la plus forte croissance. La part de romans écrits par des femmes à l’intention d’un public féminin a crû, mais la vague nouvelle de la fantasy témoigne d’un regain du goût pour le roman d’aventures. Il faudrait aussi mentionner l’essor de la BD pour adultes et s’interroger sur ce que va être l’impact du e-book sur les habitudes d’un public formé depuis le jeune âge à la manipulation d’objets électroniques.
Dans ses réflexions intéressantes sur Le Livre et l’Éditeur (Klincksieck, 2008), Éric Vigne a raison de poser le problème de la prescription et celui de la mise à disposition des ouvrages. Mais nous sommes à une époque de transition où l’information, la publicité et le commerce sur Internet sont encore loin d’avoir produit tous leurs effets dans le domaine du livre. On peut espérer – c’est en tout cas ma conviction – qu’un proche avenir verra se créer de nouvelles pratiques permettant de sauver une part des ouvrages morts-nés par carence d’information à leur sujet, et de ressusciter des ouvrages de fonds que ne peuvent plus héberger en permanence les rayons des libraires.
Mais, à plus long terme, il convient de poser ces problèmes autrement et ne plus parler de l’édition comme productrice de livres, mais comme banque de contenus dont une partie seulement continuera d’être diffusée sous forme imprimée. Pour autant, l’essence du métier continuera de reposer sur le même invariant : donner le jour à des œuvres, les faire connaître, les diffuser, leur faire bénéficier du maximum de déclinaisons (traductions, adaptations, etc.) auxquelles elles peuvent aspirer.
7/ Comment analysez-vous la désaffection des jeunes pour la lecture ? On parle de « génération vidéo », mais n’y aurait-il pas également un problème du côté des programmes scolaires et de l’enseignement ?
Ceux qui parlent de désaffection doivent tout de même être interpellés par le fait que tous ces non-lecteurs scotchés à leurs games en tous genres sont capables d’ingurgiter en un rien de temps quasiment un millier de pages grand format d’un tome de Harry Potter et ce, sept fois d’affilée… Il y a donc indubitablement un problème d’offre !
Pour autant, je ne suis pas sûr qu’une pédagogie consistant à faire étudier en cours de français un article de L’Équipe ou de Charlie Hebdo de préférence à La Bruyère ou Baudelaire, Balzac ou Gracq, soit de nature à favoriser le goût de la lecture. Dit-on aux jeunes sportifs qu’ils feront mieux en pratiquant sans effort ? En ce domaine, la démagogie est la pire des attitudes.
8/ Plusieurs auteurs, dont Richard Millet, annoncent la mort de la littérature. Qu’en pensez-vous ?
On a déjà fait observer à Richard Millet qu’en continuant d’écrire avec grand talent et en exerçant avec non moins de talent son métier de directeur littéraire, il faisait douter du bien-fondé de sa thèse. Sa formule a néanmoins le mérite de soulever quelques questions :
- Force n’est-il pas de constater parmi ce qui se publie une raréfaction des œuvres d’avant-garde, disons par exemple par rapport à ce qui se publiait du temps de Tel Quel, voire du temps des surréalistes ? Combien d’éditeurs réputés littéraires publieraient-ils aujourd’hui Les Chants de Maldoror ?
- Ne faut-il pas non plus relever un recul de la précocité des écrivains par rapport à leurs jeunes prédécesseurs de années 1950 ou 1960, de Sagan à Modiano, de Sollers à Le Clézio, pour ne pas remonter à Radiguet ?
- Y a-t-il un mur de l’intelligibilité à ne pas franchir ? Un degré de transgression au-delà duquel il n’y a plus d’art, comme le dénonce ailleurs un Jean Clair ?
- La communication électronique va-t-elle démolir la syntaxe, l’orthographe, engendrer un idiome basique, compacté, et celui-ci va-t-il donner naissance à des œuvres non encore identifiées ?
Quoi qu’il en soit, et tant qu’il y aura une humanité sur terre, je crois fermement qu’il se trouvera toujours quelqu’un pour s’émouvoir ou s’amuser à lire Eschyle, Cervantès, Shakespeare ou Rabelais, et à essayer de recréer avec ses mots un sentiment similaire à celui qu’il a éprouvé. Je ne sais pas s’il y aura demain encore une littérature, mais je suis convaincu que tant que l’expression écrite subsistera, il y aura toujours une tentation littéraire.
9/ Comment se fixer une exigence littéraire tout en restant rentable? Par la seule diversification des genres ?
Certains vous accusent de faire des « coups ». Vous réagissez sur votre blog en indiquant que « tous les titres susmentionnés avaient une finalité (politique, déontologique, civique, comme on voudra), et beaucoup, sinon presque tous, furent publiés dans un rapport de forces disons plutôt défavorable ou risqué pour l’éditeur ». Au final, cette prise de risque est-elle bénéfique ?
Il se profère tant de doubles discours, dans ce métier, que lorsqu’on entend prononcer le mot « exigence », il convient d’identifier celui qui l’emploie.
Un éditeur artisanal doté d’un petit pécule personnel peut ne publier que des œuvres exigeantes sans se retrouver du jour au lendemain sur la paille.
Un directeur de collection de sciences humaines intégré à une importante maison de littérature générale peut se permettre de combiner résultats déficitaires et déclarations hautaines sur le niveau de sa production.
Un responsable de filiale servant de poussinière à sa maison-mère ou prenant sa part des prix littéraires que les réseaux de celle-ci lui permettent d’obtenir peut lui aussi entonner des hymnes au qualitatif.
En revanche, une maison livrée à elle-même, responsable de ses choix comme de ses charges, ne peut pas ne pas passer des compromis. Elle le fait par l’éclectisme, la diversification des genres, un opportunisme de bon aloi. Entre l’automne 2007 et ce début 2008, aurait-il fallu renoncer, par « exigence », à l’averse de livres sur Sarkozy et ses tribulations publiques ou privées sous prétexte qu’il s’agit pour certains de livres « people », bâclés, périssables, volatiles, etc. ? Si l’édition n’avait pas donné, la première, le signal de l’irrévérence et du franc-parler, ce n’est certainement pas la presse, dans l’ensemble si conformiste et si souvent aux ordres, qui l’aurait devancée, elle qui sait si bien aboyer une fois le gibier à terre.
Je crois absolument que l’édition a un rôle considérable à jouer en matière d’information sur des sujets tabous et en matière de contestation des pouvoirs établis. Là où tous les autres médias sont tributaires de leurs annonceurs, vulnérables aux pressions politico-financières, le livre peut accueillir enquêtes au long cours, cris, propositions alternatives en tous genres, et c’est dans ce cadre-là qu’ont vu le jour chez nous ce que d’aucuns appellent avec un brin de condescendance des « coups ». De Une Jeunesse Française de Pierre Péan, révélant les vieilles accointances vichystes d’un président en exercice, à La Face cachée du Monde, de Péan et Cohen, du Journal de Brenner révélant les dessous des prix littéraires à La Nuit du Fouquet’s narrant la scène inaugurale du quinquennat de Sarkozy, entre autres, ces livres-là n’étaient pas si évidents à publier ; s’ils l’avaient été, je ne doute pas que nombre de mes confrères m’auraient devancé. Le fait de les avoir publiés a assis notre réputation d’irrévérence, même si d’incorrigibles observateurs persistent à penser qu’un éditeur lié à un groupe ne peut que s’autocensurer ou être censuré par son actionnaire.
10/ Finalement, y a-t-il une « petite » et une « grande » littérature ? Peut-on opposer ou comparer Marc Lévy et Georges Bernanos ? Ou parleriez-vous plutôt de publics, de lecteurs différents ?
La question est-elle bien posée ? Vous parlez de Bernanos : je place très haut Les Grands cimetières ou La France contre les robots. Y a-t-il néanmoins une grande différence de niveau entre Le Journal d’un curé de campagne et un roman de Gilbert Cesbron ? La production d’un auteur est rarement homogène. Par ailleurs, sur un même livre, les jugements peuvent se révéler diamétralement opposés : sur le Roman sentimental d’Alain Robbe- Grillet, publié si peu avant sa mort soudaine, il y a un abîme entre le rejet véhément de Pierre Assouline et l’adhésion complice de Dominique Noguez. Enfin, un même lecteur évoluera aux différents âges de sa vie : sur le tard, il pourra trouver débile ou frelatée une œuvre qui a enchanté son jeune âge, et d’une insondable richesse une autre qui, plus tôt, lui aura paru absconse ou indigente. Plus généralement, chaque époque ressuscite des classiques restés ensevelis pendant des siècles ou finit par en réensevelir qui étaient précédemment portés aux nues.
Dire « À chacun son panthéon » n’est pas plus satisfaisant, je le reconnais. On peut certes s’en remettre au temps pour opérer un tri, et le rêve de tout éditeur digne de ce nom est de révéler dans sa carrière un ou deux auteurs dont on parlera encore dans cent ans.
Ce qui est certain, c’est que ce qu’on vous fait passer le plus souvent comme de la « grande littérature » en la couvrant de labels et de lauriers, de couvertures nobles et de bandeaux, on n’en entendra plus parler dans vingt ans ou moins. On assiste çà et là aujourd’hui à une semi-démission de l’éditeur qui, plutôt que de revendiquer à plein ses choix, bons ou mauvais, tient à tout prix à se prévaloir du suffrage universel de la critique, des libraires, de lecteurs de magazines, d’auditeurs de radios, de lycéens ou de retraités pour une approbation la plus consensuelle possible de sa production.
Cette démagogie me semble assez pitoyable et je pense qu’il appartient à chacun de faire son métier sans chercher à permuter ou mêler les rôles aux fins de « formater » les choix du lecteur.
11/ Jacques Brenner raconte, dans son journal, la cuisine des prix littéraires. Est-ce une façon de la dénoncer que de publier opportunément Brenner (et Madeleine Chapsal) en pleine rentrée littéraire 2007 ? Les médias se sont largement faits écho de ces livres. Pour autant, quelque chose a-t-il changé ? Que préconisez-vous pour que les prix retrouvent une crédibilité ?
La publication du Journal de Brenner a en effet été programmée pour rouvrir le débat sur les soupçons de corruption ou d’ententes illicites autour des prix littéraires. Le livre de Madeleine Chapsal qui a provoqué son exclusion du jury Femina ne visait absolument pas cette fin et c’est la réaction ridicule de guillotineuses outragées qui a suscité l’esclandre que vous savez dans les salons de l’hôtel de Crillon, à deux pas de la place où Louis XVI perdit la tête.
Le Journal de Brenner n’étant pas à l’origine destiné à la publication, son témoignage est irréfutable : il énumère des cas de pots-de-vin, des concertations entre éditeurs pour se répartir le pactole de fin d’année, tous faits qui ne sont pas seulement immoraux ni injustes pour les écrivains et les éditeurs laissés hors jeu, mais qui sont des délits. En 2004, le Service Central de Prévention de la Corruption a d’ailleurs consacré une partie de son rapport au Premier ministre et au Garde des Sceaux aux risques inhérents à la mise au jour de graves conflits d’intérêts dans cette pseudo-guerre des prix.
Dans ce contexte, les décisions récentes prises par l’Académie Goncourt à l’initiative de sa présidente Edmonde Charles-Roux vont évidemment dans la bonne direction. Finie, l’époque où l’on voyait Jean Giono téléphoner ses votes chez Drouant depuis le bureau de Gaston Gallimard ! Finis, les contrats au long cours de tel défunt secrétaire général pour une Histoire de l’Art qui ne verra jamais le jour ! Finis, les rentes viagères pour couvert et siège de jury occupés ! Du moins veut-on l’espérer. Dans ce pays où la réforme consiste si souvent à reculer devant les pressions des lobbies, la reproduction a tôt fait de gommer la rupture. En l’occurrence, le cap délicat – et l’heure de vérité – sera, avant l’été, l’élection des nouveaux jurés appelés à remplacer François Nourissier et Daniel Boulanger.
À suivre, donc…
Pour endiguer le flot montant des romans publiés à chaque rentrée automnale, j’ai suggéré l’an dernier d’avancer au moins partiellement cette rentrée à début juin afin de faire bénéficier le public de ces nouveautés pendant la période des congés où il a le plus de temps à consacrer à la lecture. Mais une solution plus simple encore consisterait pour l’Académie Goncourt à sélectionner tous les mois, de janvier à juillet, puis en septembre et octobre, deux romans qui pourraient bénéficier d’un bandeau « sélection Goncourt ». Les dix-huit à vingt sélectionnés feraient l’objet vers le vingt octobre d’une ultime sélection parmi laquelle le lauréat serait choisi début novembre. Ce système permettrait, me semble-t-il, d’étaler sur toute l’année la production romanesque, et de mieux mettre en lumière, au fil des mois, la vingtaine d’ouvrages faisant l’objet d’un premier choix.
La crédibilité des prix en général ? Hélas, elle n’est guère entamée et leurs choix, tantôt bons, tantôt navrants, s’imposent chaque année à des milliers de clients crédules qui les suivent aveuglément. Leur suppression totale, rendant le lecteur à son libre arbitre, serait-elle une si mauvaise solution ? Il se trouve des esprits modérés pour se le demander.
Propos recueillis par Joseph Vebret
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