Adresse au colloque international Soljénitsyne réuni à Moscou les 6 et 7 décembre 2008
Chère Natalia, Mesdames, Messieurs, Les nations récentes donnent des numéros aux artères perpendiculaires de leurs villes ; celles de la vieille Europe, qui usaient jadis pour les désigner de mots communs destinés à se repérer – la rue du Fournil, la place du Marché, l’allée du Bois, le chemin du Cimetière –, elles les dédient désormais à des hommes, des événements dont elles veulent célébrer et garder la mémoire : le repère topographique a cédé le pas au repère historique. Dans nos pays, l’expansion urbaine étant moindre que la démographie des morts, au fil des époques on débaptise et rebaptise les mêmes sites, ou en rebaptise des tronçons pour satisfaire une offre mémorielle surabondante, et on le fait assez souvent, en France, pour des raisons liées à l’idée changeante que l’on se fait, à un moment ou à un autre, de notre histoire. Un régime ou une mode idéologique chassant l’autre, à Paris la place Royale devint place de la Révolution, puis, dans un vœu de fraternité recouvrée, le sang des décapités s’évapora sur une place devenue de la Concorde. À quel nom va bientôt se substituer celui d’Alexandre Soljénitsyne que le Conseil de la ville de Paris vient de décider, quelques semaines après sa mort, d’attribuer à une rue ou à une place de la capitale française ? Il y existe une rue de Leningrad, une place et une station de métro Stalingrad, mais ni rue Lénine ni rue Staline. Quant à la petite rue Marie-Rose où vécut en exil Vladimir Illich et à partir de laquelle il rayonnait entre le restaurant du parc Montsouris et les bistrots branchés de Montparnasse, son nom ne figure plus dans les guides. S’agira-t-il d’une place, d’un boulevard, d’une simple rue, d’une portion de rue, d’une impasse ? D’un site central ou périphérique ? Dans un quartier cossu ou populaire ? Un quartier moderne ou ancien ? De la réponse à ces questions, les observateurs savants que vous êtes, Mesdames et Messieurs, pourront inférer les attendus tacites ou inconscients de la motion votée par le Conseil de Paris, – votée, il me faut vous le préciser, par une coalition inattendue et qui peut se révéler riche d’enseignements : celle de l’opposition de droite, actuellement minoritaire, et d’une fraction de la majorité de gauche dudit Conseil. Voilà un beau sujet pour un étudiant en quête d’un sujet de recherche ! Pourquoi, dans une capitale occidentale dont pas une artère ne porte le nom de Tolstoï ou de Dostoïewski, les autorités municipales, tiraillées entre partisans et adversaires d’une telle mesure, ont-elles décrété que l’auteur de L’Archipel du Goulag et de La Roue rouge était en somme un de ses citoyens d’honneur et méritait qu’un provincial égaré estropie son nom en demandant son chemin ? Si l’on veut bien s’y attarder, cette question se démultiplie en interrogations sans nombre. Est-ce parce qu’il a honoré plusieurs fois la ville de sa présence, dans les vingt ans séparant son bannissement de son retour en Russie, accueilli ici avec éclat dans les médias, notamment par Bernard Pivot, reçu à déjeuner par un Premier ministre, Édouard Balladur, salué par Jacques Chirac, alors maire de la capitale ? Est-ce parce que c’est à Paris que vit d’abord le jour en langue russe l’essentiel de son œuvre, grâce aux soins diligents de son éditeur, Nikita Struve ? Et qu’en France ont paru en traductions le plus grand nombre de ses œuvres, souvent aussi avec le plus grand retentissement ? Est-ce bien l’auteur de L’Archipel, ou celui de La Roue, qui a réuni sur son nom une majorité idéologiquement composite, ou celui d’Une journée d’Ivan Denissovitch et de Matriona, qu’on tenta de faire passer autrefois pour l’étoile montante d’un fugace et timide dégel khrouchtchévien ? Ou n’est-ce pas encore celui qui, après la déflagration de L’Archipel, fut porté aux nues par une escouade de jeunes philosophes, les uns issus du maoïsme, d’autres d’un christianisme gauchisant, dont l’ardent antisoviétisme s’est converti, avec l’âge et la notabilité, en un antirussisme tout aussi virulent qui n’a pas épargné leur ancienne idole ? Ceux qui votèrent « contre » ont-ils récusé le grand écrivain russe du XXe siècle gâchant sa prose, selon eux, dans une œuvre bassement documentaire et polémique, ou le grand témoin du malheur russe incapable, d’après eux, de s’élever au-dessus de son matériau ? Et ceux qui votèrent « pour » ne le firent-ils pas tout simplement pour célébrer celui qui donna le premier coup de pioche décisif à la Grande Muraille communiste ? Les uns ont-ils applaudi, avec La Roue rouge, au nouveau Tolstoï, à l’analyste implacable de la genèse de la révolution dans une œuvre dont le gigantisme n’altère en rien la modernité des formes, la singularité lexicale, la perfection des morceaux de bravoure ? Les autres ont-ils fustigé, comme ils disent, le nostalgique de l’Ancien Régime, le moujik archaïque à la foi de vieux croyant ? Quel Soljénitsyne au juste a fait l’objet de ce scrutin ? Est-ce le rebelle, le pamphlétaire, le bretteur, ou celui dont les modernistes à tout crin stigmatisent le moralisme rétrograde ? Celui dont les assauts redoutables laissent pêle-mêle sur le carreau ennemis invétérés et amis déloyaux ou faiblards ? Ou bien l’auteur portant vers les nues l’humble prière d’un Samsonov ou d’une Matriona ? Est-ce l’écrivain persécuté, interdit, privé de sa terre, ou l’homme inchangé, fidèle à lui-même, rentré triomphant dans sa patrie libérée du joug ? Est-ce celui qu’accueillit l’Occident pour ce qu’il symbolisait, ou celui que l’Occident, n’ayant pas réussi à le convertir à son approche matérialiste des destinées humaines, a rejeté comme adversaire du progrès à tout va, partisan d’une vie frugale et tempérante, écologiste avant la lettre ? Le modeste événement que constitue la motion de la ville de Paris montre que, pour être déjà classique, Alexandre Soljénitsyne n’a rien d’un écrivain consensuel. Le prouverait aussi bien une étude au propos plus large, de caractère géographique et historique, sur la publication et la réception de son œuvre à travers le monde telles que son agent a pu les observer sur trois ou quatre décennies : pourquoi un accueil positif quasi unanime en Occident dans les années 60, avant le Nobel ? Pourquoi le formidable retentissement de L’Archipel, mais moindre dans les pays latins, notamment hispanophones ? Pourquoi la chute de popularité et le désintérêt anglo-saxon à partir des années 80 ? Pourquoi un certain intérêt chinois, d’abord à Taïwan, puis à Pékin ? Pourquoi, depuis peu, une légère amorce de diffusion en langue arabe ? Pourquoi la remarquable multiplication, depuis dix ans, des traductions dans toutes les anciennes démocraties populaires, jusque dans la minuscule Albanie ? Pourquoi Soljénitsyne, de même que, partout célèbre, il n’est nulle part consensuel, a-t-il été et reste-t-il universel, mais pas partout en même temps ? Lui dont on a eu un peu vite fait de refermer l’aire d’influence avec la naissance du nouveau millénaire, n’est-il pas la voix qui nous fait le plus défaut dans la crise mondiale actuelle où le silence des autorités spirituelles se fait si assourdissant ? Claude DURAND Décembre 2008
Pour quand le tome 3 de "deux siècles ensemble" de cet immense écrivain?
Pourquoi n'est-il toujours pas édité?
Rédigé par : Alexandre Soljénitsyne | 17 janvier 2009 à 15:32
Claude DURAND cite 4 fois l'archipel d goulag, immense oeuvre indissociable de son auteur et oeuvre emblématique pour ceux qui étaient lycéens lors de sa parution dans les années 70. Mais il est quasi introuvable actuellement. Comment est ce possible? Il me parait impensable qu'un tel témoignage soit inaccessible en ce nouveau millénaire.
Rédigé par : François BOUCHART | 16 février 2009 à 00:22