— Paul Valéry a été le fils spirituel de Mallarmé, le grand ami d’André Gide et de Pierre Louÿs, mais aussi celui d’André Breton jusqu’à ce qu’il accepte les « compromissions de la gloire ». Selon vous, Valéry est-il un homme du XIXe ou du XXe siècle, un poète ou un écrivain ?
— Je serais tenté de dire l’un et l’autre, car il convient de nuancer selon le sujet que l’on envisage. Du point de vue de la poésie, c’est quelqu’un qui, très clairement, après la Première Guerre, prend acte de la fin du symbolisme que certains voudraient prolonger, mais qui cependant, jusqu’à sa mort, continue de lier l’écriture poétique au modèle musical, alors que la poésie de son temps regarde du côté de la peinture depuis les Calligrammes d’Apollinaire ou les poèmes en créneau de Reverdy. En ce sens, La Jeune Parque, à la fin de la Grande Guerre, est intéressante puisque ce n’est ni une œuvre symboliste, ni une œuvre académique, ni une œuvre moderne. De la même manière, Valéry reste très attaché au vers régulier, au métier poétique, à la valeur-travail, donc à une certaine tradition au sens où la tradition est ce qu’on transmet ; il reste attaché à tout cela au moment où les jeunes poètes ne s’en soucient plus, ou s’en soucient moins et, dans les lettres qu’il échange avec Breton, on voit bien se dessiner un leitmotiv : le nouveau est surtout une facilité que l’on s’accorde. En peinture, le même sens du métier l’empêche de se laisser séduire par son époque après la fin de l’impressionnisme et, si les Ballets russes l’enthousiasment, la musique du XXe siècle visiblement l’ennuie.
Mais, en même temps, depuis sa jeunesse, il se montre passionné par la science, et ne cesse de se tenir au courant de ses évolutions, par des lectures, d’abord, puis également par des conversations avec les plus grands — Einstein, Jean Perrin, Émile Borel —, avec des médecins aussi, ou des biologistes qui paraissent tous séduits, d’ailleurs, par la compréhension qu’il a, non du détail, bien sûr, de leur travail, mais de ses enjeux et de ses lignes de force. C’est donc un homme bifrons, si l’on veut, à la fois d’arrière-garde et d’avant-garde, et c’est ce même caractère bifrons qu’on retrouve quant à sa nature d’écrivain et de poète. C’est un homme qui ne ressent pas le besoin d’écrire constamment des vers, et tout s’interrompt à peu près, de ce point de vue, de 1892 à 1912, puis de 1922 à 1935. Ce qui ne l’empêche pas d’écrire toute sa vie, de loin en loin, des petits poèmes en prose qui sont souvent très beaux et méritent beaucoup plus que l’intérêt lointain qu’on leur a jusqu’ici accordé. En revanche, il demeure constamment écrivain, et je dirai jusqu’au bout des ongles : dans la moindre note personnelle aussi bien que dans sa correspondance, il y a un sens de la trouvaille verbale, un sens des ressources profondes de la langue, dont ne font pas preuve, souvent, les autres écrivains, et la plupart de ses lettres sont très belles.
— Pourquoi Paul Valéry, dès les années 1925, est-il l’une des personnalités les plus sollicitées en France ?
— C’est une affaire étrange que cette gloire immense née en quelques années. Valéry ne fait pratiquement plus rien paraître entre 1897 et 1917, l’année de La Jeune Parque, et s’il n’avait pas écrit ce grand poème, si son silence était devenu définitif comme celui de Rimbaud, il ferait partie des minores de la fin du XIXe siècle, et personne n’aurait parlé de lui entre les deux guerres. Mais il a écrit ce poème singulier dont lui-même a dit joliment : « Son obscurité me mit en lumière. » Que s’est-il passé ? C’est finalement assez complexe. La Jeune Parque, puis Le Cimetière marin, ont immédiatement touché un public assez large, et sans doute parce que ces poèmes, sans être académiques, je le disais, n’étaient pas déroutants, et pouvaient séduire à la fois les salons et les vrais créateurs : Fargue et Larbaud, Saint-John Perse, beaucoup d’autres encore, avaient une profonde admiration pour lui. C’est ce mélange, je crois, qui a compté : l’immense estime de nombreux grands artistes, et celle des dames du Tout-Paris qui se disputaient la présence, chez elles, du très brillant causeur. A quoi s’ajoute sans doute, sur un mode mineur, une réalité qui a eu son importance : c’est que Valéry, s’il a pu naturellement s’éloigner de tel ou tel qui l’avait blessé, s’est toujours montré parfaitement irénique et d’une sociabilité merveilleuse. Du coup, sa présence dans la société française, et européenne, s’est sans cesse élargie par cercles concentriques : un nouveau milieu l’accueillait, sans que les milieux qu’il connaissait précédemment se détournent de lui.
Et puis sa prose, aussi, lui a valu des admirations très diverses. Aragon et Breton portaient très haut La Soirée avec Monsieur Teste, Eupalinos ensuite a séduit, par exemple, l’architecte Auguste Perret, ses écrits théoriques sur la littérature étaient de plus en plus cités, et ses analyses politiques, voire « géopolitiques », pour employer un terme anachronique, lui ont ouvert un autre public, souvent constitué par des hommes politiques : Herriot, Blum, Poincaré, d’autres encore. L’ouverture de son œuvre, en effet, est considérable, et cela n’a pas été sans conséquence : il écrivait aussi bien sur la peinture ou la musique que sur la gravure ou la photographie, aussi bien sur l’histoire que sur la science et la philosophie, de telle sorte que, dans l’entre-deux-guerres, les sollicitations pour une préface ou une conférence venant de partout, Valéry a connu une gloire dont on n’a plus idée.
— Vous rappelez dans cette biographie ses origines italienne (il descendrait même de la famille Visconti) et corse, et vous mettez en avant son esprit profondément européen. Quel rôle a-t-il notamment joué dans la Société des Nations ?
— Un rôle institutionnellement marginal, et cependant important. À la différence de Bergson, par exemple, il n’a jamais siégé à la grande Commission de Coopération Intellectuelle de Genève, mais simplement à la sous-commission, ensuite devenue comité, des Arts et Lettres. Le travail a d’abord été assez technique — on s’occupait de l’unification du diapason, de la création d’un Office et d’une revue des musées, mais également des traductions qu’il n’a pas cessé de soutenir —, et, au bout de quelques années, un peu las de l’étroitesse de ces débats, il a proposé que se mettent en place des Correspondances et des Entretiens. Les Correspondances ont donné lieu, par exemple, à un échange de lettres entre Einstein et Freud, Pourquoi la guerre ?, que l’on a récemment réédité, mais sans dire qu’il découlait d’une initiative de Valéry parce que ces questions, que mon livre évoque largement, restaient jusqu’ici mal connues. Quant aux Entretiens qui, chaque année, se déroulaient dans un autre pays, ils ont porté sur Goethe en 1932, pour le centenaire de sa mort, sur la formation de l’homme moderne, sur l’avenir de la culture ou de l’esprit européen.
Or précisément, Valéry ne cessait de plaider en faveur du rapprochement franco-allemand mis en œuvre par Briand, de la conciliation européenne, et de ce qu’il appelait une politique de l’esprit : son désir était que les « hommes de l’esprit » influent sur les hommes politiques, non par un engagement, mais en les poussant à mettre dans leur action, loin des passions, la même rigueur intellectuelle qu’eux-mêmes pouvaient mettre dans leur œuvre. À ces Entretiens ont participé Thomas Mann, Jules Romains, Georges Duhamel, Julien Benda, Jean Piaget, Henri Focillon, beaucoup d’autres, et les débats, qui étaient aussitôt publiés, sont souvent d’une belle tenue. Tout cela, bien sûr, s’est trouvé ébranlé par la montée des totalitarismes et puis balayé par la guerre, mais on est en train de redécouvrir, bien tardivement, ces efforts vers une sorte d’unité, déjà, européenne, et Marc Fumaroli, c’est un signe, organisera au Collège de France, l’an prochain, un colloque sur cette action des intellectuels en faveur de l’Europe.
— Paul Valéry, à qui on a reproché parfois son aspect froid et cérébral, se révèle être en réalité bien plus sensuel et passionné. Ses liaisons avec notamment Catherine Pozzi, Émilie Noulet et Jean Voilier étaient-elles connues ?
— En vérité, assez mal. La publication du Journal de Catherine Pozzi par Claire Paulhan, il y a une vingtaine d’années, a bien sûr porté au grand jour l’intimité de leurs relations. Encore fallait-il — c’est ce que j’ai tenté de faire — remettre les choses en perspective, car Catherine Pozzi se montre souvent violente, injuste aussi, à l’égard de Valéry avec lequel ses relations ont été constamment tumultueuses. Quant à Émilie Noulet et Jean Voilier, les choses étaient beaucoup plus obscures, et d’abord parce que les lettres que Valéry a pu leur adresser — et que je cite abondamment —, étaient, et d’ailleurs sont toujours, inédites. A quoi s’ajoute, pendant près de cinq ans, son amour platonique pour le sculpteur Renée Vautier. C’est un épisode de la vie de Valéry que l’on a toujours minoré — par ignorance de ce qu’il a été : j’essaie de lui rendre la place qu’il a eue et, là encore, les lettres, inédites elles aussi, sont belles — et émouvantes.
— Les liens qu’il a noués avec le maréchal Pétain, surtout au moment de la rédaction de son discours, lors de son entrée à l’Académie française, paraissent assez forts. Qu’en est-il vraiment ?
— C’est un point sur lequel on a commis beaucoup d’erreurs : parce que Valéry, en effet, a reçu Pétain à l’Académie en 1931, on a voulu le faire beaucoup plus pétainiste qu’il n’a été. Or il faut, bien sûr, distinguer les époques. Entre l’élection du maréchal à l’Académie au mois de juin 1929, et sa réception en janvier 1931, ils se sont beaucoup vus pour la préparation des deux discours, et Valéry s’est montré très impressionné par Pétain, sa stature de chef, son caractère, un certain talent de causeur — ce qui ne l’empêchait pas de remarquer son souci de la « gloriole », comme disait Valéry, son aptitude à sculpter sa propre statue. Le maréchal, c’est vrai, lui en imposait, mais on aurait tort d’oublier que la gloire de Pétain était alors immense et qu’on ne l’admirait pas moins à gauche qu’à droite ; pour s’en convaincre, il suffit de lire l’article — je le cite — que Léon Blum écrit dans Le Populaire au lendemain de la réception académique.
Les deux hommes ont ensuite continué de se voir de manière moins fréquente, mais assez régulière, en particulier lors des « déjeuners Paul Hervieu », jusqu’au départ de Pétain, nommé ambassadeur à Madrid au mois de mars 1939. Quand le maréchal accède au pouvoir un an plus tard, leurs relations se dégradent peu à peu. Pendant deux ou trois mois, Valéry est pétainiste comme l’immense majorité des Français, je veux dire qu’il fait confiance au maréchal pour redresser le pays et pour faire face. Mais très vite, la politique de chasse aux sorcières, les fautes qu’on cherche à imputer à l’ancien régime, tout cela lui déplaît.
Dès cet été de 1940, on le voit prendre ses distances avec Vichy. A l’automne, la chose est bien connue, il est de ceux qui, à l’Académie, refusent qu’on adresse un message d’assentiment à Pétain qui vient de rencontrer Hitler à Montoire et d’entrer dans la voie de la Collaboration. Et puis en janvier 1941, à l’Académie, il prononce un très beau discours sur Bergson qui vient de disparaître, alors que la presse parisienne se voit interdire d’évoquer l’événement. Et cependant, tout en s’éloignant toujours davantage du régime, il garde son estime à Pétain jusqu’au milieu de 1941, le revoit à Vichy en juillet, puis les ponts sont coupés.
— Pourquoi le général de Gaulle a-t-il souhaité organiser des obsèques nationales ?
— Je crois qu’il y a trois raisons. La première, c’est l’admiration personnelle qu’il porte à son œuvre. Ensuite, il sait parfaitement quelle a été l’attitude de Valéry durant la guerre et comment, sans être devenu gaulliste, il a refusé la politique de Collaboration : à peine arrivé à Paris, le 4 septembre 1944, le général l’invite à dîner. Enfin, il y a certainement le désir, chez de Gaulle, de rassembler autour d’une grande figure le pays qui s’est tant déchiré. Et une figure d’autant plus grande — la chose m’a frappé en écrivant ce livre — que Valéry, si glorieux dans l’entre-deux-guerres, l’est peut-être encore davantage à la Libération. Des écrivains compromis font appel à lui comme à une puissance de l’heure pour qu’il intervienne, on lui demande de prendre la présidence de l’Académie Mallarmé et du PEN Club français, des soirées théâtrales sont organisées autour de son œuvre, et — la chose l’avait amusé — dans un article de L’Humanité, le communiste Marcel Cachin parle de lui comme d’une « autorité considérable », avant de citer, presque au même titre… le pape. Tout cela, bien sûr, a compté.
Vous avez eu la chance de pouvoir consulter la totalité des archives Valéry grâce à sa petite-fille. Que contenaient-elles ?
C’est une affaire très compliquée, parce qu’il y a des archives partout, mais dont la famille, pendant longtemps, a limité la consultation en raison de leur caractère souvent privé. Valéry, comme tous les gens de sa génération, et sans doute plus encore que d’autres, gardait tout : les manuscrits, bien sûr, et les lettres reçues, mais aussi des brouillons ou minutes de lettres envoyées, toute sorte de notes personnelles, et jusqu’aux factures. L’essentiel, dont les manuscrits, se trouve à la B.N.F., où sont entrés très récemment des documents passionnants pour le biographe : les lettres de Valéry à sa femme et à son frère, par exemple, ainsi que les livres de compte de sa femme qui sont aussi, parfois, une espèce de journal familial. Mais il y a également des documents — surtout des lettres — à Sète, sa ville natale, dans diverses bibliothèques de province, et à l’étranger : à Tokyo, par exemple, ou en Californie, à l’université d’Austin. Et puis, il faut évoquer le très précieux fonds de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, qui a une histoire curieuse. Un ami banquier, Julien-Pierre Monod — le grand-père de Jean-Luc Godard —, s’était pris de passion pour son œuvre et les deux hommes se voyaient fréquemment puisque, à partir de 1925, Monod est devenu une sorte de secrétaire personnel de l’écrivain. Il a donc constitué des dossiers de presse, collectionné les éditions des œuvres, mais également cherché à obtenir, de son vivant puis après sa mort, des lettres de Valéry : c’est ainsi que se trouvent dans ce fonds, par exemple, les lettres de l’écrivain à Gallimard, que Monod avait demandé à Gaston de lui donner dès qu’il les recevait. A quoi s’ajoutent toute sorte de textes, brouillons, notes, manuscrits, que l’écrivain lui donnait par amitié. Et il ne faut pas oublier les correspondances qui sont chez des collectionneurs, ou dans la famille des destinataires : c’est le cas, par exemple, des lettres adressées, justement, à Monod, ou bien à Breton, et qui sont capitales.
J’ai dépouillé la totalité de ces archives, ce qui n’avait jamais été fait, mais surtout j’ai été autorisé à tout lire et à tout citer par la petite-fille de Valéry qui m’a laissé — et je lui en suis très reconnaissant — toute liberté d’écriture. Ce Valéry n’est donc nullement une « biographie autorisée », mais le travail d’un chercheur qui a eu pour seule ambition de faire revivre l’écrivain au plus près de ce qu’il a vécu, et sans laisser dans l’ombre rien de ce qui put compter.
Veuillez trouver dans la rubrique INTENTIONS 1 de la revue littéraire : le-cygne-noir.com
une chronique consacrée à la biographie de Paul Valéry.
Cordialement,
André Murcie.
Rédigé par : ANDRE MURCIE | 05 juillet 2008 à 01:23